La profession investit le Droit de la compliance et détermine sa Raison d’être
Pour mieux répondre aux défis d’une société en pleine mutation, ainsi qu’aux attentes de ses clients et concitoyens, la profession détermine sa Raison d’être. Séverine Vernet, première Vice-présidente de l’Ordre des géomètres-experts et Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit économique et spécialiste du droit de la régulation et de la compliance, nous expliquent cette démarche innovante. […]
Pour mieux répondre aux défis d’une société en pleine mutation, ainsi qu’aux attentes de ses clients et concitoyens, la profession détermine sa Raison d’être. Séverine Vernet, première Vice-présidente de l’Ordre des géomètres-experts et Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit économique et spécialiste du droit de la régulation et de la compliance, nous expliquent cette démarche innovante.
Séverine Vernet, vous êtes la première Vice-présidente de l’OGE et présidente de la nouvelle commission compliance. Permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour votre réélection. Quels seront les prochains chantiers du mandat qui démarre ? Et votre ambition pour ce nouveau mandat ?
S.V : « Merci, je suis très honorée de la confiance qui m’a une nouvelle fois été accordée. Le prochain mandat sera animé d’une ambition partagée, celle de jouer collectif et préserver l’humanité qui caractérise notre belle profession tout en engageant l’ensemble des transformations figurant dans notre projet stratégique « géomètre-expert 2030 ».
Parmi ces transformations figure l’ambition de faire de notre Ordre, non seulement une instance de régulation, mais également un acteur de la compliance ».
Marie-Anne Frison-Roche (mafr), vous êtes professeur d’université, spécialiste de droit économique et plus particulièrement du droit de la régulation et de la compliance, vous accompagnez l’Ordre dans la mise en place de cette démarche. Séverine Vernet parle de compliance. Pourriez-vous nous en proposer une définition ?
mafr : « Je dirais volontiers que le terme compliance désigne l’ensemble des dispositifs visant à garantir une conduite de tous au sein d’une entreprise, aussi bien de ses organes de décision et de tous ses collaborateurs, pour qu’ils agissent non seulement dans le respect des textes (ce qui vise alors la « conformité », cette conformité n’étant qu’un des aspects de la « compliance ») mais encore pour satisfaire des buts d’intérêt général. Contribuer à satisfaire cet intérêt général exprime la compliance, ce qui va bien au-delà du respect de la réglementation ! C’est bien en cela que l’éthique et le droit se rejoignent, la compliance et la responsabilité sociale de l’entreprise ayant beaucoup de points de contact. L’OGE, à la fois structure professionnelle d’entreprise et porteur de valeurs, l’exprime très fortement !
Plus précisément, le droit de la compliance, nouvelle branche du droit, exprime à travers ces buts d’intérêt général, par exemple le souci climatique ou le souci de protection des données, un projet pour demain : par exemple prévenir une catastrophe ou préserver le lien social, et cela grâce à l’action de l’entreprise. En cela, le droit de la compliance est dans le prolongement direct du droit de la régulation, lequel vise à établir des équilibres à l’avenir pour servir le groupe social dans le souci de chaque personne.
Le droit de la régulation s’est imposé par l’action de l’État et des autorités publiques, voire des régulateurs indépendants, mettant en place des règles spécifiques, des tarifications, des droits exclusifs, etc., afin de construire et de maintenir des secteurs particuliers. Il s’agit de la banque, la finance, les transports, la poste, les télécommunications, le ferroviaire, l’énergie, le médicament… Ces secteurs sont ainsi régulés et non pas laissés à la seule loi du prix concurrentiel se dégageant par la libre rencontre de l’offre et de la demande. Ils sont régulés soit parce que techniquement les activités en cause l’exigent techniquement, (par exemple en raison du risque systémique), soit par une volonté politique assumée, notamment le principe d’un droit d’accès au bénéfice de tous (par exemple dans le secteur de la santé). C’est dans ce même esprit, à la fois technique et politique que certaines professions sont devenues règlementées. Elles demeurent actuellement régulées. Elles sont en premier lieu régulées par leur Ordre qui conçoit et maintient un cadre s’imposant à des professionnels qui exercent leurs activités dans des cabinets (qui sont des entreprises) et qui s’assure que le système mis en place soit soutenable et durable. Le droit de la régulation s’applique à maintenir ces grands équilibres dans des activités majeures économiquement et politiquement : le droit de la compliance reprend les mêmes finalités et les mêmes instruments juridiques, mais en dehors de tout secteur et c’est en cela qu’il est nouveau !
En effet, le droit de la compliance se caractérise par un champ d’application beaucoup vaste : outre le respect de la loi, ce qui correspond, nous l’avons vu, à la « conformité », le concept inclut désormais la reconnaissance de normes plus ambitieuses, ce que l’on appelle les « buts monumentaux de la compliance », souvent visés par des lignes directrices, notamment de la Commission européenne. Pour concrétiser ces buts, qui sont la probité, la dignité des personnes, la durabilité des systèmes, l’une des forces les plus importantes puise dans l’engagement volontaire de l’entreprise, en tant que groupe de personnes envers ses propres valeurs. L’entreprise, par exemple le cabinet du géomètre-expert, y procède notamment par le développement de bonnes pratiques. C’est par celles-ci que la structure professionnelle impose des règles éthiques strictes aussi bien dans sa conduite interne qu’externe. L’entreprise mue par une « raison d’être » va depuis la loi Pacte de 2019 devoir répondre à des enjeux économiques et sociaux avec comme pilier la compliance. Le Droit de la compliance, prolongement de la régulation, constitue ainsi un pilier tout aussi important que le principe de concurrence.
Les entreprises sont ainsi d’une part, liées au droit de la concurrence par leurs activités économiques et d’autre part, adossées au droit de la compliance qu’elles vont devoir internaliser, c’est-à-dire faire quelques choses à l’égard des buts monumentaux qu’elles définiront. C’est une grande ouverture pour un Ordre professionnel qui retrouve ainsi, dans une expression nouvelle de l’organisation économique, l’expression de sa mission même ! »
L’OGE a créé une commission compliance spécifique que vous présidez. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
S.V : « Effectivement, dès octobre 2022, à la suite de notre dernier Congrès du Havre, dont le thème était « la profession face aux défis de la société », nous avons créé une commission compliance avec pour objectif de créer un modèle d’Ordre innovant, répondant toujours mieux aux défis d’une société en pleine mutation ainsi qu’aux attentes légitimes de nos clients et concitoyens ! »
Comment passe-t-on d’un organisme de régulation à un acteur de la compliance ? En quoi est-ce innovant pour un Ordre professionnel ?
mafr : « Les Ordres sont des organisations qui sont expressément qualifiées par la jurisprudence comme des « autorités de régulation » des entreprises que constituent les structures professionnelles, par exemple les cabinets de géomètres-experts ; en effet, ce sont les Ordres qui, à l’avance et en permanence, en Ex Ante donc, permettent le maintien d’un cadre solide entre des entreprises qui sont pourtant en concurrence. Ils sont donc garants de solidarité, de durabilité et de confiance. Les Ordres organisent et régulent leur réseau de professionnels en émettant des règles communes (règles de l’art, règles déontologiques, règles techniques), en contrôlant l’activité et en sanctionnant les manquements.
Le droit de la compliance exprime et consolide cela. Il est désormais un pilier majeur d’une Europe responsable et humaniste. Il permet aux entreprises que sont les cabinets des géomètres-experts de déterminer les buts monumentaux sur les lesquels elles souhaitent s’investir, par exemple le climat, le souci des générations futures, le sens de la mesure.
Le droit technique est désormais imprégné de droit de la compliance. Il n’est pas une exception, il est un principe. C’est donc un principe que les Ordres portent. En effet, depuis la loi Sapin 2 et la Loi Pacte en 2019, l’article 1833 du Code civil a été modifié et a changé la définition d’une société commerciale, pour intégrer le souci des effets sociaux et environnements de son activité. Cette modification a introduit la possibilité pour les entreprises de définir leur « raison d’être », voire de devenir une « entreprise à missions » (par exemple : aider les enfants en situation de handicap, créer un environnement sain pour les générations futures, etc.). L’humain redevient au centre.
L’OGE a parfaitement compris ce mouvement inarrêtable, mouvent qui s’opère au niveau de l’Europe. En devenant acteur de la compliance, il inscrit son action dans une idée de chaîne de valeurs. Il est responsable du réseau des géomètres-experts et accompagne à ce titre les professionnels à prévenir et à détecter les atteintes à l’environnement, au climat comme les atteintes aux droits humains. Plus que jamais, les géomètres-experts et son Ordre sont des « acteurs ».
Investir le champ de la compliance va permettre à l’Ordre de maintenir la stabilité, la compétence et la fiabilité de la profession pour garantir un haut de niveau de prestation envers les clients des géomètres-experts. Il va aussi permettre d’accompagner la profession à déterminer sa raison d’être et les buts monumentaux sur lesquels elle souhaite s’investir. Les techniques de « droit souple » sont particulièrement mobilisées dans la compliance et on attend par exemple des lignes directrices, des formations et des dialogues avec les parties prenantes grâce au dynamisme et à cet esprit de compliance. Ainsi, l’Ordre devra s’assurer de manière Ex Ante du respect par les cabinets de ces nouvelles responsabilités (celles de chaque étude, celles communes à la profession et celles de l’Ordre) pour le futur.
C’est une démarche nécessaire pour l’OGE au regard de la révolution qui s’opère autour du droit de la compliance et innovante car l’OGE est le seul Ordre à s’emparer pour le moment de cette thématique ».
Comment allez-vous vous y prendre pour engager la profession ?
S.V : « Comme l’a expliqué Marie-Anne Frison-Roche, le droit de la compliance est relativement nouveau et sur lequel nous devons absolument nous positionner au regard des enjeux économiques et sociaux.
Pour engager l’ensemble d’une profession autour de valeurs communes, nous allons coconstruire notre Raison d’être. Ce n’est pas quelque chose que l’on décrète ou que l’on trouve par impulsion créative, c’est au contraire un projet que l’on construit collectivement.
Pour développer notre Raison d’être nous allons partir des besoins du client et rechercher notre singularité ».
Quelles seront les étapes pour passer de la régulation à la compliance ?
S.V : « La première étape de cette transformation consistera à définir la Raison d’être de notre profession. C’est-à-dire : définir une ambition d’intérêt général que nous entendons poursuivre collectivement. C’est pour cela que dès le 16 juin, au lendemain de la constitution du nouveau Conseil supérieur, nous avons adressé un questionnaire à l’ensemble de la profession pour évaluer les thèmes que les géomètres-experts estiment être constituants de la Raison d’être de la profession et de l’Ordre.
Ce questionnaire sera complété par une démarche d’entretiens qualitatifs avec nos parties prenantes en septembre.
La deuxième étape consistera à définir la Raison d’être de notre Ordre.
Enfin, nous nous doterons de lignes directrices et d’un corpus dit de « soft law », ou de « droit mou », pour aligner nos ambitions et nos pratiques. Il sera soumis au vote du Conseil supérieur en fin d’année ».
La montée en puissance du droit de la compliance exige pour la profession de se transformer pour mieux répondre aux défis d’une société en pleine mutation, ainsi qu’aux attentes de ses clients et concitoyens. Définir sa Raison d’être va permettre collectivement aux géomètres-experts de déterminer les buts monumentaux sur lesquels ils souhaitent s’engager tout en garantissant une haute qualité des prestations qu’ils proposent. Une démarche socialement et économiquement innovante. Quand on sait que le droit de la compliance peut aussi aider à prévenir les crises mondiales, faire partie des acteurs qui s’emparent maintenant du sujet, c’est tout simplement agir pour un monde plus stable et plus serein. Désormais investis dans le champ de la compliance, les géomètres-experts garantiront d’autant plus un cadre de vie durable.